Diplômé en sciences politiques et en marketing management, Alain Gilles a quitté le secteur de la finance au début des années 2000 pour se former au design industriel. 5 ans après le lancement de son studio, il est élu Designer de l’année. Aujourd’hui, ce créatif talentueux, drôle et accessible collabore avec des éditeurs internationaux tout en prenant, de temps à autres, des chemins de traverse.
Depuis l’ouverture de votre studio en 2007, diriez-vous que le secteur du design a changé du tout au tout ?
On peut en effet noter une évolution dans la manière de communiquer et de vendre le mobilier, mais en ce qui me concerne, ma manière de travailler reste la même. Ce qui guide mon travail, depuis l’ouverture du studio, ce sont les liens de confiance que j’établis avec mes éditeurs. Si je suis très actif sur les réseaux sociaux, la base de ma démarche, c’est l’humain. Pour qu’un projet fonctionne et qu’il trouve sa légitimité sur le long terme, il faut que le designer et l’éditeur travaillent en étroite collaboration. Quand on crée du mobilier, on peut chercher à se faire produire en contactant des fabricants tous azimuts ou, comme j’ai essayé de le faire, approfondir les relations sur le long terme.
Du côté des éditeurs comme du mien, tout est une question d’interprétation. Pour pouvoir traduire au mieux les besoins d’un fabricant, j’ai besoin de le comprendre. C’est d’autant plus vrai quand on réfléchit à la durabilité du design. Il n’est en effet pas inutile de rappeler que la responsabilité est collective : si le designer pense « durabilité », mais pas le fournisseur de bois ou le fabricant, aucun changement significatif n’est possible.
A fortiori si on veut innover comme vous aimez le faire.
Proposer un design décalé, ce n’est possible que lorsqu’on sait qu’il va être compris. L’idée n’est pas de choquer pour choquer, mais bien de faire avancer la marque en lui proposant un concept auquel elle ne s’attendait pas. Dans certains cas, il faut plusieurs années avant qu’une nouvelle pièce « fasse son chemin », qu’elle soit comprise par les points de vente et les architectes.
Un exemple de design novateur, c’est votre Big Table qui a fêté ses 10 ans en 2019.
Il s’agit d’une pièce que j’avais dessinée pour l’éditeur italien Bonaldo. Ses pieds colorés, une idée totalement hors des tendances de l’époque, sont nés de mes recherches en 3D. J’avais imaginé cette technique pour ne pas les confondre quand je planchais sur le design. Mais à force de les voir en couleurs sur mes ébauches, l’idée m’a plu et j’ai eu envie de proposer la table sous cette forme. Évidemment, c’était risqué. Compte tenu du style en vigueur au moment de sa création, on aurait pu l’imaginer invendable. Mais moi, j’allais aux puces. J’étais baigné d’autres influences. Et j’étais convaincu qu’elle pouvait évoluer au fil du temps.
Évoluer tout en restant la même. C’est sa devise ? Et la vôtre ?
En tant que designer, on n’est jamais à l’abri d’un concept qui lasse. C’est le cas en design, mais aussi en architecture. Mais je suis convaincu qu’un bon design doit vivre longtemps. Pour cette table, j’ai donc voulu montrer qu’elle pouvait évoluer tout en restant elle-même. Là encore, on peut parler d’une relation de confiance avec Bonaldo qui a eu le bon sens commercial de me demander à plusieurs reprises au cours de ces 12 dernières années de la réinterpréter pour cadrer avec l’air du temps.
Vous aimez parfois vous inviter là où on ne vous attend pas. En ce sens, vous considérez-vous comme un designer hybride ?
S’il est évident qu’en tant que gestionnaire d’un studio, je dois rester pertinent, ne pas m’éparpiller et valoriser notre savoir-faire, une autre partie de moi aime me faire peur. Quand on me contacte pour dessiner une ligne de baskets (comme je l’ai fait récemment pour la marque italienne Fratelli Rossetti) ou concevoir un éclairage public pour la ville de Cannes, j’éprouve un plaisir immense à m’immerger dans de nouveaux univers dont je ne connais presque rien.
Vos échanges sont multidisciplinaires, mais aussi résolument internationaux.
J’ai toujours refusé de me laisser enfermer dans la case « designer belge ». A titre personnel, j’ai vécu une grande partie de ma vie à l’étranger et je trouverais réducteur de ne pas capitaliser sur cet héritage, mais aussi sur les opportunités qui s’offrent à moi à l’étranger. En 2007, le design belge était majoritairement monochrome et mono matière. Je ne m’y reconnaissais pas. Le local est intéressant dans certains domaines, mais à l’heure d’Instagram, il me semble nécessaire d’élever le débat. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont une fenêtre sur le monde. Les gens peuvent rêver d’une pièce de mobilier dessinée à l’autre bout de la terre. Ne serait-il pas intéressant de réfléchir à nouveau, comme dans les années 50, au concept de licences qui permet de reproduire n’importe où une pièce créée en Belgique ou ailleurs?