De l’International Folk Art Market de Santa Fe (le plus grand marché d’art populaire au monde) à Paris, Philip Fimmano parcourt le monde à la recherche de ce qui fait demain, avec Li Edelkoort (la plus militante des chasseuses de tendances) fondatrice de l’agence Trend Union. Nous avons échangé à la veille de la 7ème édition du festival New York Textile Month où ce duo rassemble plusieurs créatrices belges dans une exposition labellisée Belgium is Design.
En quoi consiste votre métier ?
Conseiller et accompagner des marques dans tous les domaines de l’industrie créative, dans le développement de leurs produits mais pas que. Trend Union étudie les tendances actuelles dans la société, les courants créatifs émergents, ceux à venir, et ceux qui dureront. À partir de ces observations et de nos recherches, nous produisons des cahiers de tendances. Nous avons aussi une vocation éducative auprès des étudiants, et de tous ceux qui s’intéressent à la création en général.
Sur quoi planchez-vous en ce moment ?
Je travaille avec Li Edelkoort sur le nouveau master en design textile pour l’école de mode privée italienne Polimoda, à Florence. Il s’intitule Farm to Fabric to Fashion et permet aux étudiants de comprendre et d’expérimenter les solutions qui révolutionnent la fabrication des textiles et vêtements en fibres naturelles.
Avec Li Edelkoort, vous faites la promotion de la créativité textile depuis plusieurs années, parlez-nous en.
Avant d’ouvrir plusieurs bureaux Trend Union (à Paris, New York et Tokyo), et de créer l’agence en 1986, Li Edelkoort a conseillé les plus grandes marques. Elle s’est très tôt intéressée au design textile en tant que mode de création à part entière, au même titre que le design industriel, ce qui nous a amené à initier Talking Textiles. Cette exposition internationale itinérante présentée d’abord au Salon du meuble de Milan en 2011 l’a ensuite incité à diriger un département consacré au textile à l’école de design Parsons à New York. Son initiative visant à favoriser la survie de l’artisanat et promouvoir les talents naissants et les innovations dans le textile a apporté une connaissance bien plus profonde sur le sujet et un respect pour ce secteur à dimension « écoresponsable » avant le mot.
Analyser les tendances et les prévoir est-il différent aujourd’hui ?
Le monde a extrêmement changé et les opportunités pour faire les choses différemment, en termes de durabilité notamment, sont réelles mais face à ça, notre métier n’a pas vraiment changé. C’est pour ça que nous nous devons d’offrir des pistes de réflexion encourageantes afin de contribuer au changement et à l’évolution de la société. C’est aussi pourquoi nous avons créé The World Hope Forum : des conférences online inspirantes et gratuites; car nous croyons que tirer parti du « positif » qui nous entoure au lieu du « négatif » est bénéfique pour la création.
L’une des particularités de Trend Union est sa vision holistique. Pourquoi ?
Faire l’effort d’approcher, de voir et d’essayer comprendre un phénomène dans sa globalité est ce qui nous permet de prescrire des nouveautés à différents stades d’un projet, comme de laisser la possibilité à nos clients d’être indépendants de nos services en évitant de les inonder avec plusieurs informations divergentes mais en leur proposant une sélection très précise de ce qui se fera demain.
Expliquez pourquoi vous croyez en la longévité des tendances, plus que leur volatilité.
Nous sommes convaincus que les tendances sont, soit des choses qui arrivent soudainement, ou alors qui s’inscrivent dans la société à long terme. Les présentations saisonnières de modes sont d’ailleurs révolues, et cela découle notamment des débats qu’ont occasionné le manifeste « Anti Fashion » de Li Edelkoort.
Les tendances sont-elles aujourd’hui plus perméables à la société à l’ère des réseaux sociaux ?
Les tendances existent avant que des influenceurs ne les relaient sur les plateformes digitales. Ces derniers ne modifient pas le devenir des tendances mais les alimentent. C’est pourquoi nous différencions le trend watching, qui peut nécessiter d’explorer les réseaux sociaux, du trend forecasting, qui nous projette dans les deux-trois ans à venir avec une réflexion poussée, au-delà des cercles d’informations habituels. Aussi, les évènements extérieurs ne sont que des déclencheurs. L’exemple est flagrant avec la pandémie liée à la Covid-19, qui a modifié notre façon de vivre durablement mais tout ce que nous considérons comme des phénomènes, comme le télétravail, étaient déjà présents.
Comment les marques assimilent-elles les tendances ?
Convertir des tendances en produits impose pour elles de faire appel à une variété d’intervenants sur un temps incompressible, d’où l’existence de consultants et de designers freelance ainsi que des stratégistes marketing. En plus de notre travail qui présente plusieurs tendances à s’approprier et aussi plusieurs pistes dans chacune d’entre elles, une marque nous demande parfois d’intervenir directement chez elle afin de sélectionner des couleurs pour ses matières ou interpréter nos cahiers de tendances au contact de sa production.
Qu’avez-vous appris auprès des créateurs textiles que vous avez rencontrés jusqu’ici ?
La communauté du textile dans le monde est tout d’abord beaucoup plus grande que nous l’avions imaginée il y a vingt ans. Pour comprendre le monde du textile en profondeur, nous nous sommes rendus dans des endroits parfois très isolés, en Inde, au Tibet, au Japon ou encore en Afrique du Sud et au Pérou, où les artisans perpétuent des cultures indigènes aux richesses créatives inestimables. Le textile est un véritable fil rouge pour comprendre nos modes de vie car il est lié à l’anthropologie.
Quel écho donnez-vous à ces formes de création parfois ancestrales ?
Le design souvent a laissé de côté l’histoire de certains de ces territoires dans sa formation, ce que nous essayons de corriger. Mais éduquer prend du temps. Ainsi, après que notre engagement (en réaction à plusieurs usines de tissages et des filatures qui fermaient en Europe comme aux États-Unis), a pris forme à travers nos conférences et nos expositions, nous avons décidé de participer au lancement du festival New York Textile Month , afin que le public puisse apprécier la valeur et la diversité du textile, investir dans sa sauvegarde et son futur.
Vous réunissez pour la deuxième fois des designers textile belges à New York. Qu’ont-ils de singulier ?
L’exposition collective « The Gift to Be Simple » avec Belgium is Design est le deuxième événement que nous organisons pour promouvoir l’industrie belge lors du New York Textile Month. Il est le résultat d’une réflexion que nous avons eu sur le retour aux origines de la beauté des fibres naturelles, le caractère brut et la tactilité du textile, et plus généralement l’esprit de simplicité que chacun apprécie aujourd’hui. De notre appel à projets pour ce faire est né un groupe constitué de créatrices dont les productions offrent une expérience inédite et sensible du textile.
En Belgique, il y a une force dans la création textile féminine. Quels sont les traits communs des créatrices réunies pour cet évènement ?
Natalia Brilli, Emma Cogné, Laure Kasiers, Charlotte Lancelot, Geneviève Levivier, Céline Vahsen, Alexia de Ville, et Vanessa Colignon fondatrice de la marque Design for resilience et Pascale Risbourg, qui transpose ses motifs textiles en objet, ont des styles et des objectifs propres. Certaines produisent à partir d’éléments recyclés, d’autres pour réduire leur impact environnemental… mais toutes fabriquent en Belgique, avec de la laine, du rafia, du papier même, et en tirant partie de propriétés inhérentes aux matériaux, comme l’isolation acoustique et la régulation thermique spécifiques au lin.
Qu’est-ce qui caractérise le design belge selon vous ?
Le paysage belge et son versant rural marqué par l’histoire des filatures sont témoins des changements liés à l’industrialisation et c’est peut-être pour cela que les créateurs belges vont souvent au bout de leurs idées, en produisant localement et avec un fort désir de matérialité et de pureté accentué par un usage de matières organiques qui procurent une chaleur de vivre, comme le bois et la pierre naturelle. Ce sont des personnes très ouvertes, réceptives à la nature qui les entoure et aussi aux autres cultures voisines, ce qu’ils font qu’il comprennent parfaitement l’époque.