Designer expérimental collectionné, auteur de lieux commerciaux à forte identité, comme le food market Wolf, Lionel Jadot est un adepte de la récupération d’objets et de matériaux mais aussi un entrepreneur passionné.
Un « aventurier », comme il aime se considérer, qui a fait ses marques dans le domaine des ateliers de création collaboratifs avec Zaventem Ateliers, ouvert en 2019 à Bruxelles. Son concept s’exporte aujourd’hui en Italie, pendant le Salon international du meuble de Milan, avec Baranzate Ateliers : un projet soutenu par Belgium is Design à voir du 6 au 12 juin 2022.
La création post-industrielle, les matériaux bruts et la réattribution des objets sont au cœur de votre pratique depuis votre plus jeune âge…
Je suis né dans un appartement au-dessus de l’atelier de mes parents. Dans ma famille, on produisait des sièges sur mesure depuis six générations ce qui veut dire que, tous les jours, quand je rentrais d’école je me baladais dans ces ateliers. Je récupérais tout ce qui était jeté par les artisans : bois, cuirs, métaux… Et je remplissais toute ma chambre avec, pour bricoler à ma façon.
Vous souvenez-vous de votre toute première création ?
La première chose que j’ai fabriquée fut un petit tabouret, avec du hêtre et un morceau de velours orange, avec une tenonneuse, une machine-outil permettant de façonner des tenons. J’avais environ 12 ans.
Que considérez-vous comme étant emblématique dans votre création à ce jour ?
La variété de mes projets. Mon agence Atelier Lionel Jadot travaille à des projets privés et publics qui mélangent l’architecture, l’architecture d’intérieure, et le design avec des formes et des volumes particuliers. Nous réemployons tout un tas de matériaux et objets afin de créer des intérieurs, des meubles et parfois des habitations de A à Z, depuis la phase de construction du bâti, mais nous concevons aussi des hôtels, bars et restaurants où l’on va tout aussi loin.
Quelle est la dynamique de travail de votre agence ?
Nous partons souvent d’un plateau brut où tout est à faire. Je viens par exemple de réaliser un loft à Bruxelles où l’essence de notre agence est présente à chaque recoin. Pour un dernier projet en France, les food halls Food Society (Lyon et Paris), nous avons proposé notre philosophie collaborative à l’ensemble du projet. Chacune de nos réalisations repose sur les personnalités, les talents, les engagements des artistes et des designers de notre agence et du porteur de projet.
Que retenez-vous de votre parcours d’autodidacte jusqu’à présent ?
Être autodidacte est une force. Je crois que l’apprentissage sur le tas est la meilleure école. J’ai commencé par travailler avec mes propres mains et j’ai transmis cette passion à tous mes collaborateurs au fil des ans. Nous sommes maintenant 12 personnes à l’Atelier Lionel Jadot. Ceux qui débutent avec notre équipe ont directement beaucoup de responsabilités ; on les met tout de suite à l’œuvre sur des projets qui doivent exister rapidement. Chacun se dépasse. Cette énergie perpétuelle, est aussi palpable dans mon mode de vie au quotidien. Je suis toujours en mouvement.
Vous êtes un architecte d’intérieur, un artiste et un designer reconnu mais aussi un producteur, scénariste, scénographe et réalisateur de films. Quelle est la différence pour vous ?
Que ce soit pour des habitations collectives, que j’imagine actuellement, ou pour la conception d’un chai, que j’ai pensé comme une sculpture géante, j’aime avoir la possibilité de tracer plusieurs pistes et de ne jamais me limiter. Utiliser des matériaux différemment qu’à l’habitude, penser autrement le vivre-ensemble est ce qui m’anime et chaque difficulté est une chance pour trouver de nouvelles solutions. Pour mes projets dans le cinéma, l’énergie est presque la même mais le temps est réduit. Différentes compétences s’entrecroisent : image, photo, son… Il faut amener une vision jusqu’au bout mais avec peu de possibilité de revenir en arrière, contrairement au design d’intérieur.
Où puisez-vous votre équilibre entre toutes ces activités ?
C’est l’énergie que je donne, celle de mes collaborateurs et celle de mes clients qui me font trouver mon équilibre. Travailler ensemble pour viser l’exceptionnel ; ça se passe de manière collégiale. Malgré mes partis pris et les différentes visions que chacun apportent, les idées s’accordent souvent.
Mener à bien vos projets est-il plus aisé pour vous aujourd’hui qu’auparavant ?
Oui, car j’ai appris à dire non et à rester honnête à toutes les étapes, avant, pendant et après la création. Si j’aime prendre le temps de faire changer les gens d’avis, il y a longtemps, quand je proposais un projet engagé avec beaucoup de récupération de matériaux ou de recyclage, je devais dépenser beaucoup plus d’énergie pour le vendre. Aujourd’hui, les mentalités évoluent et ce type de création à dimension à la fois originale et écoresponsable est bien perçue car elle est nécessaire.
Que vos clients et collectionneurs viennent-ils chercher dans vos créations ?
Quand on nous appelle, on veut quelque chose qui ne se trouve dans aucun catalogue. Le client nous accorde sa confiance quand il voit nos dessins, et quand nous le convainquons, nous le mettons dans un sentiment de confiance, ce qui nous permet de réaliser le plus fou. Du côté des privés, l’envie d’être gentiment déraisonnable l’emporte parfois. On commence par réaliser leur maison de tous les jours, puis leur maison de vacances, puis certains d’entre eux reviennent nous voir pour leurs projets professionnels et finalement nous réalisons un peu le branding de leur vie ! Pour d’autres, le budget étant serré, nous nous adaptons (nous réalisons actuellement un projet d’habitation en co-living).
Comment vos réalisations sont-elles perçues à l’international, en tant que créateur belge ?
J’ai toujours relativement l’impression de faire cavalier seul car j’ai une production qui, même si elle peut se rattacher à une certaine génération ou à des mouvements de design post-industriels reconnus, reste très en dehors des codes. C’est pourquoi les collectionneurs d’art et de design, qu’ils soient belges ou étrangers, se laissent quant à eux séduire par une seule pièce. En Europe, mes pièces sont visibles à la Everyday Gallery à Anvers. Aux États-Unis, mes œuvres de collectible design sont vendues par Todd Merrill Studio à New York. A vrai dire, je crois plus en l’humain et en la force de la rencontre entre une personne et une pièce qu’aux étiquettes.
Vous sentez-vous pourtant appartenir à une certaine génération de créateurs, celle qui a connu le trop-plein de production industrielle à partir des années 1960 ?
Oui et non. Ma première relation au design a été initiée à cause de ce qui se passait en bas de chez moi, dans l’atelier familial. J’ai ainsi d’abord été éduqué sur la rareté d’un matériau, le respect du travail manuel et comment optimiser au mieux la matière en termes de production. Voir et m’approprier la profusion des déchets de ces ateliers familiaux, puis ceux de l’industrie, m’a aussi forgé petit à petit. Mon père m’a appris l’importance des styles, la liberté de s’en détacher et surtout la force de la ligne dans la création. Ma mère m’a appris la liberté qu’offrent les couleurs.
Qu’observez-vous chez les jeunes générations de créateurs que vous côtoyez ?
A l’Atelier Lionel Jadot, ceux qui arrivent peuvent avoir un regard tronqué par la conception 3D — je crois que la conception assistée par ordinateur a du bon mais a elle a aussi la capacité de détruire la créativité. L’apprentissage par le regard et le faire est primordial. Beaucoup de jeunes savent vite s’adapter sur le terrain quand cela est nécessaire.
Quel regard portez-vous sur le succès de Zaventem Ateliers ?
Nous avons réussi à rassembler des gens de très grande valeur et à initier des relations professionnelles dans la durée. Zaventem Ateliers, qui comporte 6 000 mètres carrés au total (4 000 alloués aux ateliers pour les créatifs) agit comme un amplificateur et tout le monde, professionnels du design comme amateurs de passage, s’y rencontre. Et aujourd’hui, l’envie pour chacun des intervenants de réaliser des projets pérennes prime. Il ne s’agit pas juste de remplir ces espaces.
Comment comptez-vous exporter ce concept à Milan avec Baranzate Ateliers ?
L’héritière de l’entreprise ayant fabriqué pendant plusieurs années la machine à coudre Necchi (une véritable icône domestique pour les italiens) nous a contactés. Comme ses usines au nord de la ville, à Baranzate, sont à l’abandon, elle nous a demandé de réfléchir à y ouvrir un « Zaventem bis » : Baranzate Ateliers. Nous avons donc convenu qu’elle puisse nous prêter ce lieu pour y organiser une exposition éphémère à l’occasion du Salone del Mobile 2022 et, qu’en échange, nous lui préparions un concept sur-mesure pour ce faire. Dans ces 3 000 mètres carrés, la pratique 25 créatifs sera ainsi présentée, en collaboration avec des talents locaux. A l’issue de cet évènement durant la Milan Design Week, nous visons d’obtenir les financements d’investisseurs afin que Barazante Ateliers puisse exister de manière permanente.
Quel héritage souhaitez-vous transmettre à travers vos créations et ces lieux d’expérimentation ?
Optimiser au mieux la création et la production maintenant et pour les générations futures. J’ai assisté au désintéressement des jeunes par rapport au travail manuel puis récemment à un regain d’intérêt sur la question, ce qui est une bonne chose. Éviter la perte des savoirs anciens, en plus d’utiliser les nouveaux matériaux et moyens de production qui existent, et créer des produits de niche pour une clientèle haut de gamme qui puisse financer des projets qui toucheront finalement le plus grand nombre, permet notamment de faire avancer les choses.