Dans l’industrie de la mode aujourd’hui, très peu de personnes se préoccupent du bien-être, du soutien et de la croissance des marques de mode émergentes. Compte tenu de la situation économique actuelle et du climat politique incertain dans plusieurs pays, l’année prochaine sera difficile pour les jeunes créateurs, car ils souffriront probablement plus que les groupes de luxe haut de gamme ou les chaînes de fast fashion.
Cela n’empêche pas Serge Carreira, le responsable de l’initiative marques émergentes de la prestigieuse Fédération de la Haute Couture et de la Mode, de rester optimiste. Serge Carreira est un orateur éloquent et un stratège intelligent, il comprend ce qu’il faut faire pour réussir en tant que jeune talent dans l’industrie aujourd’hui.
Choisi pour faire partie du jury international des Belgian Fashion Awards, qui ont eu lieu à Bruxelles en novembre dernier, Serge Carreira apparaît comme une personne critique, prudente et disposant d’une réelle connaissance dans son domaine. Nous l’avons rencontré pour discuter de son expérience au sein du jury, du paysage actuel de la mode après la pandémie et des meilleurs moyens pour les nouveaux venus de se développer ensemble.
Comment avez-vous vécu l’expérience en tant que jury des Belgian Fashion Awards ?
Cette année, de nombreuses personnes talentueuses étaient présentes, ce qui aurait pu compliquer nos choix. Cependant, il y a eu énormément d’échanges constructifs et instructifs tout au long de l’événement. Ces échanges ont finalement permis de présenter une solide édition. Lorsque l’on regarde les prix de cette année et les personnes à qui ils ont été décernés, la liste des gagnants reflète bien le monde dans lequel nous vivons. La nouvelle génération de créateurs se caractérise par l’engagement et l’audace, elle pose également son regard vers l’avenir.
Nous assistons à une nouvelle ère constituée de jeunes talents belges, comptant notamment Ester Manas, Nicolas Di Felice ou Meryll Rogge. Que pensez-vous d’eux ?
Cette génération s’est démarquée d’un groupe de créateurs plus célèbres et beaucoup plus anciens. Ils appartiennent encore à ce qu’on appelle la « mode belge », un mélange de rigueur et de fantaisie. Cette génération est bien en phase avec les préoccupations actuelles de la société.
Étant vous-même français, diriez-vous que la mode belge fait office de modèle pour les jeunes créateurs ?
Il y a une véritable culture de la mode en Belgique. Que ce soit à Anvers ou à Bruxelles, il y règne un environnement qui stimule la créativité, et les créateurs bénéficient d’outils concrets pour développer leurs activités. J’y vois aussi de la solidarité et de l’entraide entre les créateurs eux-mêmes. Il s’agit de créer une communauté et de partager des pratiques plutôt que de simplement se faire concurrence. Le fait que de nombreux Belges présentent leur collection à Paris, mais choisissent de rester chez eux, leur procure un sentiment de détachement utile, voire nécessaire.
C’est notamment le cas à Bruxelles, où les domaines créatifs ont tendance à se mélanger librement, peu importe les disciplines.
Je dirais que vous pouvez ressentir les mêmes ondes à Londres ou même à Paris. Pour cette jeune génération, la mode ne se cantonne pas à elle seule, si bien que les amis des créateurs sont souvent des chanteurs, des acteurs, des interprètes ou des artistes. De nos jours, les créateurs de mode manifestent un intérêt plus marqué pour les arts. Bruxelles est idéale à cet égard, car c’est un pays où se côtoient des artistes, des collectionneurs et des travailleurs de la scène. La Belgique est importante dans monde créatif.
Vous avez commencé dans le secteur de la vente et avez travaillé dans des environnements plus collectifs. Depuis 2019, vous dirigez l’Initiative marques émergentes à Paris, qui soutient véritablement les jeunes créateurs. Qu’est-ce qui vous a attiré chez les jeunes créateurs, en comparaison avec les marques plus connues ?
Je n’ai jamais vraiment calculé quoi que ce soit en ce qui concerne ma carrière, et les choses sont arrivées grâce aux personnes que j’ai rencontrées. Ces personnes m’ont beaucoup appris et m’ont également stimulé. Mes expériences dans le secteur sont très variées, et lorsque Ralph Toledano m’a demandé de rejoindre la Fédération pour aider les marques émergentes, nous avons élaboré un projet cohérent qui pourrait promouvoir Paris ainsi que les jeunes créateurs qui choisissent de s’y présenter.
Le mois dernier, beaucoup de choses se sont produites dans le monde de la mode. En effet, Alessandro Michele a quitté Gucci et Raf Simons a mis fin à sa propre marque. Est-il plus difficile, aujourd’hui, en tant que jeune, de créer sa propre marque que ce n’était le cas il y a 30 ans ?
Je ne sais pas si c’est plus difficile ou non. Je pense que Raf Simons a décidé qu’il était temps pour lui de commencer un nouveau chapitre de sa vie et de consolider sa relation avec Prada, où il pouvait probablement s’exprimer plus librement. Cependant, je pense qu’il est encore possible d’être indépendant aujourd’hui, tout dépend de la volonté que l’on a de fonctionner d’une certaine manière.
En période de récession, qui est le premier touché dans le secteur de la mode ?
Dans le secteur, de grands protagonistes pourront toujours surmonter de tels obstacles. Pourtant, si l’on observe ce qu’il s’est passé pendant la pandémie, plusieurs jeunes marques indépendantes ont réussi à innover et à trouver des solutions pour rester pertinentes. Certaines y sont parvenues, et je suis assez optimiste quant à l’avenir, même si je suis loin d’être naïf.
Les choses ont-elles réellement changé depuis la pandémie ? Quand vous regardez Shein ou les marques de luxe qui attirent les médias et les influenceurs aux quatre coins du monde pour assister à des défilés somptueux de 10 minutes, est-ce habituel ?
Certains processus se sont accélérés avec la pandémie, comme l’intégration croissante du numérique dans le secteur de la mode ou la réflexion sur la chaîne d’approvisionnement afin de rester cohérent sur le plan environnemental. Les notions de diversité et de respect sont également devenues primordiales, reflétant ainsi ce qu’il se passe dans notre monde. La mode ne peut plus rester dans sa tour d’ivoire et doit s’engager pleinement dans la société, sous peine de ne pas être considérée comme pertinente. Le retour aux anciennes méthodes ne risque pas de se produire de sitôt. Il est nécessaire d’agir aujourd’hui, notamment contre la fast fashion, mais il est évident que le changement ne se fera pas sans que les consommateurs ne modifient leurs comportements.